Jean-Jacques Rousseau et la liberté d’expression positive –

De la création dissidente aux excentrés


Pour cette contribution toujours en élaboration, je tiens à repartir de Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778) en considérant l’intérêt que je porte depuis longtemps, d’une part, à l’esthétique, au poétique et au sens singulier accordé aux expériences humaines créatives, et, d’autre part, à ces personnes empêchées, différenciées en raison de leur situation ou de l’originalité de leurs capacités inventives. Ces dernières vivent excentrées tant elles sont contraintes à vivre à la marge, en retrait, confinées à la périphérie, au silence, trop souvent dans l’indifférence. Malgré tout, elles vivent au plus près de leur humanité d’homme ou de femme. Et créent. Malgré leur difficulté d’être humain. Leur individualité vient à la rencontre de notre commune universalité, de notre dignité humaine collective et personnelle. La façon actuelle de rejeter leur différence, c’est de ne pas la voir. De la dissimuler. De ne pas lui accorder attention ou parole. Voire de la normaliser en l’offrant au sensationnel du spectaculaire médiatique dès lors qu’elle touche à l’extraordinaire, au fond de l’absurde. Ce qui s’avère être une censure, dans les faits.


Comme Rousseau, la plupart de ces personnes libres et autonomes, sont en dissidence. En ce sens qu’elles vivent intensément leur vie quotidienne. Elles se débrouillent avec. Et choisissent d’en exprimer quelques enjeux singuliers, personnels, par la voie de l’expression esthétique, poétique, musicale ou littéraire, à titre d’exemple. Elles inventent leur propre manière d’être avec elles-mêmes. Pour vivre encore plus intensément de leurs fictions, jusqu’à leurs limites. Complices, elles s’adressent à ces quelques-uns qu’elles choisissent par affinité. Engagées dans leur processus existentiel particulier, le premier combat qu’elles mènent est avec elles-mêmes. Avec ce qu’elles vivent et ressentent. Ce qu’elles pensent et imaginent. Ce qu’elles rêvent et créent en disant, en s’exprimant, pour contourner les résistances, les contradictions. Leur suprême audace est d’oser être elles-mêmes en toute liberté, autonomes, et pourtant complices, créatives, sans s’imposer à l’autre mais en l’accueillant hors d’une volonté de l’enfermer dans leurs propres valeurs.


Ces personnes traversent les épreuves. Et persévèrent. Elles vivent donc cette expérience inouïe d’une liberté d’expression créative qui oblige au courage humain et à la volonté de dire à partir de leur désir d’être et de leur volonté d’exister. L’esthétique et le poétique, comme le politique d’ailleurs, porte sur ce qu’on voit ou ressent et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. C’est aussi la capacité de n’importe qui – même les plus humbles, les effacés ou les taiseux en public – à s’occuper de ce qui les concerne comme des affaires communes. C’est en cette capacité et par cette volonté audacieuse qu’ils se manifestent, que ces êtres exceptionnels m’intéressent.


Et c’est en cela que Rousseau se révèle à la fois auteur et philosophe, homme soucieux de sa vie intérieure et acteur, penseur dans la Cité. En tant que dissident définitivement irrécupérable.


Dans cette perspective, la liberté d’expression tient d’une triple volonté, celle d’être soi, de changer la vie et de transformer le monde. La liberté d’expression créative enclenche des déplacements qui modifient la carte de ce qui est pensable, de ce qui est nommable et perceptible, donc de ce qui est possible. Cette revendication a le don d’insupporter les dominants, les tenants des pouvoirs établis, les diseurs organiques aurait dit Gramsci, les experts et tous les habilités à, en fait ceux qui sont dans le fromage de la bienséance et mangent au râtelier de la reconnaissance publique et s’adonnent au grand spectacle médiatique.


Nous avons vite et bien compris que cette liberté d’expression combat positivement les impositions des pouvoirs et la violence de leurs rapports de force. Dissidente, elle est dans le coup, impliquée, concernée, mais innovante, bouleversante, toujours prête à la chamboule. Cette liberté vient d’ailleurs, du plus profond de soi, pour aller vers l’autre. Elle désire autre chose, dit autrement, pour ici et dès maintenant. Il suffit de relire Rousseau dans ses Confessions (1766-1769), son Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques (dès 1772) ou des Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778) pour saisir ce qu’il vit, ressent et médite, observe et contemple, pense, parle. Puis dit sa différence. Et l’écrit. Surtout pour que celle-ci soit précisée, non manipulée par des éditions invalides. Et diffusée. Il s’est tenu en retrait. Mais la diffusion de ses œuvres lui a coûté la tranquillité de sa vie. Proscrit, il a dû fuir de la France, en particulier de Montmorency, puis de Môtiers d’où il est chassé à coups de pierres, et enfin de l’Île Saint-Pierre. Il a été condamné au nomadisme, à l’errance. Et aux publications contournées. Il est pourtant considéré aujourd’hui comme un des pères spirituels de la Révolution française. Et comme le précise l’Encyclopédie, du cœur du siècle des Lumières, Rousseau se dresse contre le progrès des sciences et l'accumulation des richesses, contre une société oppressive et des institutions arbitraires. Il montre du doigt la dénaturation croissante de l'homme. Et prévient ses contemporains que, faute de retourner à la simplicité naturelle, ils courent inévitablement à leur ruine. Notre Citoyen de Genève propose tour à tour de réformer l'éducation, les mœurs, les institutions politiques et sociales, le droit et même la religion.


Ce qui m’a toujours intéressé ici, à Genève, est de considérer non pas les atteintes directes et violentes à la liberté d’expression avec toutes les gradations possibles et imaginables – car nous vivons heureusement dans un pays démocratique et sommes les plus nombreux à défendre nos libertés fondamentales – mais bien ces mises à l’écart, ces indifférences, ces non-voix au chapitre, ces douces censures qui s’insinuent à pas feutrés dans nos sociétés démocratiques libérales avancées. Reprenant les propos de Jacques Rancière, le philosophe français, je veux rappeler ici que la liberté d’expression positive s’avère politique, et représente donc un danger pour les dominants de tous crins, lorsqu’elle n’a pas voix au chapitre et s’exprime quand même. Elle intervient, fracasse le silence des convenances et des établissements. Elle ouvre les habitudes et se charge de promesses libres, autonomes, et complices. Ainsi, la liberté d’expression est relationnelle, relative. Elle peut répondre à une pluralité d’usages sociaux et à des polysémies culturelles.


Aujourd’hui, je constate avec intérêt que ces libertés d’expressions positives aurait plutôt propension à se situer dans l’émergence de ces voies parallèles d’expression artistiques ou culturelles, par exemple, par le biais des livres d’auteurs, des sites internet alternatifs, des blogs littéraires, dans ces lieux différents, inattendus tels que les hôpitaux ou les squatts, émergents, partout où la puissance des arts, de la musique et de la littérature fleurit pour s’engager auprès d’elle-même et se refuse à la marchandisation, aux spéculations financières, aux divertissements spectaculaires, palliatifs.


D’où mon engagement professionnel.

D’où aussi mon engagement d’auteur créateur de livres d’auteur.


Dans cette perspective, je vois des affinités intérieures, des correspondances intimes avec Jean-Jacques Rousseau. Dispositions que j’attribue, en grande partie au génie des lieux, donc à Genève, et avec son Esprit. À une culture de l’introspection créative.



Rousseau et la détermination à dire

 « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. »


Avoir quelque chose à dire, et choisir un public, un style et un support adéquat pour le dire, telles seraient les quatre conditions déterminantes à nos dires. Et à ceux de Rousseau. Si cette résolution n’allait pas de soi au XVIIIe, elle n’est toujours pas évidente aujourd’hui. Car l’expérience de la liberté d’expression positive a des exigences – elle oblige au courage humain et à la volonté de dire à partir de ce désir d’être et cette volonté d’exister qui habite les hommes et les femmes d’honnête volonté. Elle implique de témoigner de ce qui importe vraiment au plus près de leur humanité. Ce qui anime leur débrouille avec la vie. Son usage confirme une manière singulière de vivre avec soi-même. Et d’être avec les autres. Elle indique comment chacun est entendu, reconnu et considéré. Si la détermination à dire concerne d’abord la vie intérieure bien vite elle déborde sur les conditions de vie matérielles, sociales et culturelles, sur les relations tissées avec les autres, dans la Cité. L’usage de la liberté d’expression révèle donc des enjeux existentiels. Elle met singulièrement en évidence les valeurs essentielles. Et aboutit, in fine, à l’expérience des sentiments et de la raison, de la vie telle que l’art peut la saisir en sa vérité sensible lorsqu’à son apogée, elle privilégie la création intellectuelle et spirituelle, artistique, littéraire ou musicale. La liberté d’expression est donc relative à l’expérience singulière d’une personne dans un contexte précis …


Si Rousseau paraît directement concerné par la question fondamentale de la liberté d’expression, c’est qu’il a vécu d’une manière particulièrement sensible et intense avec lui-même, et qu’il a su en exprimer le bonheur, les aléas mais aussi les atteintes, les césures, et qu’il a su en formuler les enjeux sociaux, politiques et philosophiques. Rousseau est surtout un écrivain contestataire des valeurs et des structures de la société monarchique de la France du XVIIIe en tant qu’elle est contraire à la nature, à la transparence des cœurs, à la justice et à l’égalité. Soucieux d’éthique, à savoir cette disposition de soi à la réjouissance, il observe la discordance entre l’être et le paraître. Et se heurte bien vite à la censure et à l’incompréhension. Si la domination a pour effet de limiter les « possibilités de pensée et d’action » des dominés, la censure, elle, cherche à limiter les possibilités de penser et de dire. Les pouvoirs obligent chacun à se positionner. Le style Rousseau, avec sa manière singulière de voir les choses, va vite se heurter à la plupart des pouvoirs en place. Et séparer, dans ses relations, les complices et les amis des nervis et des acteurs organiques.


Chez Rousseau, on peut remarque que la liberté d’expression est soucieuse de bien-dire (le poétique, le littéraire), dans une forme juste, précise et claire (l’esthétique, à savoir la manière d’être affecté par un objet, un acte, une représentation, une manière d’habiter le sensible laquelle à affaire avec le désir et la jouissance) pour que l’énergie, le contenu, le propos, advienne, agisse et porte à sa signification, son sens (la philosophie en tant qu’élucidation, et plus concrètement, le politique si tant est qu’il est affaire d’esthétique et de poétique dans la reconfiguration du partage des places et des temps, de la parole et du silence, du visible et de l’invisible.) Jacques Rancière nous rappelle heureusement que le politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. C’est aussi la capacité de n’importe qui à s’occuper des affaires communes. Et c’est en cela que Rousseau est devenu à la fois auteur et philosophe, homme soucieux de sa vie intérieure et acteur dans la Cité.


Dans cette perspective, nous l’avons déjà dit, la liberté d’expression tient d’une triple volonté, celle d’être soi, de changer la vie et de transformer le monde. Cette disponibilité critique et sensible implique affirmation de soi, autonomie et responsabilité, créativité et inventivité, égalité et justice, mesure et proportion. Elle reste attentive à ses interlocuteurs dont elle exige intelligence et ouverture d’esprit, curiosité critique et réciprocité des conditions de dialogue. La liberté d’expression use de la raison, de l’humour, de la fiction et de tous les jeux de l’esprit. La liberté d’expression conteste aussi ce qui va si bien de soi qu’il ne serait plus besoin de dire tant elle masque la réalité de rapports non équitables, injustes, voilés, non naturels alors qu’ils devraient être fondés sur l’estime réciproque, la transparence et la bienveillance. La liberté d’expression enclenche des déplacements qui modifient la carte de ce qui est pensable, de ce qui est nommable et perceptible, donc aussi de ce qui est possible, ce qui a le don d’insupporter les dominants.


J’appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l’opinion et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes. (Confessions, livre VIII)


La liberté d’expression engage des dynamiques, des processus, se méfie des habitudes et libère des préjugés. Elle départage le vrai du faux quand elle met en évidence, derrière l’ordre apparent des mots et des choses, la bienséance, les courants dominants, la normalité, ce qui se constitue en césures ou en transgressions. En possible. Si l’expression de la parole est vraiment le propre de l’homme, attenter à sa liberté revient à nier son humanité, et constitue un délit d’humanité. Et l’indifférence, la non-prise en considération de son propos, ou son travestissement, devient non seulement censure mais aussi déni d’humanité.


Dans ses ouvrages Rousseau, écrivain, musicien et philosophe, penseur et promeneur solitaire, s’adresse à des personnes choisies dont il veut retenir l’attention, l’affection et l’intelligence pour qu’elles le confirment dans ses dilemmes intérieurs, qu’elles partagent sa vision de l’homme bon, naturel, perverti par sa vie en société qu’il s’agit de transformer pour retrouver ses origines, vivre en harmonie, s’épanouir au bonheur d’être et au plaisir d’exister. La diffusion de ses œuvres lui a coûté la tranquillité de sa vie.


Si l’on se réfère à Jean-Jacques Rousseau, le rêveur herboriste, l’homme sensible, l’écrivain nomade, on doit comprendre que la liberté d’expression est toujours double, dialogique. Elle se prend, se conquière, se travaille sans cesse, infiniment. Elle se gagne d’abord sur soi pour simultanément s’adresser à des personnes choisies. Et tente de les convaincre. Avec toutes les conséquences possibles, rien ici n’étant gagné d’avance. Si le dialogique unit deux principes antagonistes pour penser les principes organisateurs de la vie et de l’histoire humaine, la dialectique, elle, prétend dépasser les contraires.


On écrit pour soi, on publie pour les autres.

On parle en soi, de soi et on s’adresse à l’autre, à l’universel.


L’autobiographie devient prise de positions sociales, culturelles et politiques dès lors qu’elle s’effectue. L’écriture de soi devient possiblement celle de l’autre, des autres. Le singulier, lorsqu’il est vraiment singulier, à propension à devenir universel. Le problème est d’affirmer la puissance de l’égalité partout où elle est effectivement confrontée à l’inégalité … On comprend alors que la liberté d’expression ne soit jamais donnée sans condition ni par les grands parmi les interlocuteurs ni par les pouvoirs publics même s’ils la garantissent formellement comme un droit fondamental. Elle reste conditionnelle et relative dès lors qu’elle vient à la rencontre de la réalité concrète, des intérêts de la société et de ses communautés. Elle est réprimée frontalement dans les régimes autoritaires. Elle est l’objet de soft repressions, de douces censures mais ô combien efficaces grâce au quadrillage disciplinaire des contrôles et des normalisations dans les démocraties libérales à l’économie globalisée et financiarisée actuelle.


Toute revendication en faveur d’une singularité absolue équivaut à une révolte contre les normes communément acceptées – et la création artistique, littéraire lorsqu’elle est d’abord artistique et littéraire, participe de cette dissidence. C’est même en ce trait qu’on peut assurément la reconnaître. Elle n’est pas pour ou contre, elle vient simplement d’ailleurs, regarde autrement, vise autre chose, fait différemment, redistribue les cartes. Face aux parts de marché, à l’ivresse de l’audimat, aux territoires et à la concurrence de tous contre tous au profit de quelques-uns, elle privilégie les réseaux, la solidarité humaine, les complicités, la volonté d’être et de créer. En faits, de nouvelles manières d’être ensemble. Elle est affirmation positive, créative de soi dans sa relation à l’autre. Elle ne peut qu’entrer en dissidence – être dans le coup, dedans, mais à part, autrement, différemment. Dès lors se pose la double question du seuil de tolérance dans la liberté d’expression que peuvent accepter un interlocuteur, une communauté, une institution, une société et des moyens à utiliser pour contourner les douces censures.


Ces propos libérés, énoncés du cœur de la liberté d’expression, ces authentiques partis-pris ne se révèlent que dans l’élaboration de leur contenu, le dégagement de préférences, donc en prenant une forme esthétique, une expression poétique, un style, un souffle, et sens par le dégagement de prises de position singulières.


Ce qui m’intéresse aujourd’hui ici à Genève c’est de considérer non pas les atteintes directes, frontales, à la liberté d’expression – nous vivons heureusement dans un pays démocratique – mais bien ces mises à l’écart, ces indifférences, ces non-voix au chapitre, ces douces censures qui s’insinuent dans nos sociétés démocratiques libérales avancées. Reprenant les propos de Jacques Rancière, je tiens à rappeler que la liberté d’expression s’avère politique lorsqu’elle n’a pas voix au chapitre et s’exprime quand même, qu’elle intervient, fracasse les silences des convenances et des établissements.


Depuis toujours j’ai l’intuition qu’une filiation sensible au monde de l’intérieur, à l’introspection créative, sensible à la puissance instauratrice des mots qui forment image-monde pour lui accorder sens, intervient dans la réalité pour la modifier, que cette réalité soit intérieure, intersubjective ou dans la Cité. Il tiendrait, en quelque sorte, à un génie des lieux bien genevois, avec son Esprit. Une filiation dont on pourrait reconnaître le passage dans le Saint-Augustin des Confessions, chez Calvin dans sa compréhension sans intermédiaire de la Parole effectuante, chez Rousseau dans ses Confessions et ses autres ouvrages autobiographiques, chez Amiel, et se retrouverait aujourd’hui chez des auteurs tel que Pierre-Alain Tâche, pour n’en citer qu’un parmi de nombreux autres. Tous témoignent d’une imagination matérielle des mots soucieuse de s’incarner dans la réalité proche, dans la banalité du quotidien.


On peut leur reconnaître en commun une posture, une attitude, des intuitions sensibles aux nuances et gradations, lucides, critiques et bienveillantes, volontaires, non-violentes, claires, denses. Ils se situent dans le discret, l’humble, l’authentique, le vrai, à mille lieues de la société du spectacle, des incontinences communicationnelles et de la mondialisation.


La liberté d’expression réclame à chacun de se libérer et, une fois libre et autonome, de s’engager dans sa création, solidaire de rapports équitables, délibérés, complices de quelques valeurs spirituelles telles le respect des droits fondamentaux de l’homme. Sa dialogique souligne que le retour à soi passe par l’autre, personne ou écrit. Où l’absence de communication avec l’autre, les autres, nous réduit au silence et nous condamne au dessèchement.


C’est moi, en tant qu’auteur ou lecteur, qui accorde sens aux êtres, aux choses et aux situations dans ma volonté de penser et de ressentir par moi-même, et non par délégation ou projection. Nous contribuons ainsi au mouvement par lequel la parole – dont la fonction « normale » est d’unir le moi et l’autre dans le champ commun du sens, s’avère tout le contraire de la communication qui est trop souvent imposition unilatéral d’un sens fermé. Ici, les rêveries, les confessions et autres méditations introspectives ont leur place sans qu’elles sombrent dans le tout à l’ego ni se donnent en sitcoms. D’où la nécessité et le plaisir d’écrire juste, clair et dense. Le plaisir de la lecture lente. De la rencontre. Des conversations amicales.


Pour conclure provisoirement, je souhaite en revenir à mon travail d’auteur, de créateur de livres d’auteur dont je rappelle le concept. Elle est manière de me tenir dans le sillage de Rousseau aujourd’hui. Mes ouvrages personnels sont des livres d’auteur, puisque j’en assume seul et entièrement toutes les étapes de réalisation, de la conception à la diffusion. Ces créations personnelles, légères et soignées, simples et dépouillées, réalisées grâce aux infinies possibilités qu’offrent les outils informatiques actuels, sont placées sous mon unique responsabilité intellectuelle et matérielle. Elles sont intentionnelles et libres, autonomes et spécifiques, discrètes jusqu’alors. 


Cette manière d’envisager me permet d’échapper aux contraintes et convenances qu’imposent habituellement les milieux traditionnels de l’art et de l’édition. Ces livres d’auteurs se composent de textes littéraires, concis et denses, qui se tressent parfois à des images que je réalise ou détourne allègrement. Tous réclament attention soutenue et lente lecture. Économique et d’un accès facilité, chaque livre, espace expérimental, participe à cette volonté de démocratiser l’accès et la pleine jouissance de l’art et de la culture au plus grand nombre et à chacun. Ces livres sont des créations à part entière, solidaires du sens qui s’y trouve exprimé selon mes désirs et mes intentions. Ils brouillent les différenciations habituelles, et n’avouent leur caractère singulier qu’aux regards attentifs. À la bienveillance humaine. Aux complicités créatives.