Antoine, l’autre


Ce matin à l’aube, dans la tiédeur humide de mon cabinet de toilette, je me jette un regard rapide. Au flou des taches impressionnistes sur le miroir embué, je devine un visage. Vision étrange. Celui qui se tient là, devant moi, n’est pas moi ! Enfin, il ne l’est plus, selon mon habitude de me reconnaître sous mes propres traits. Bien sûr, vaguement, quelques ressemblances me retrouvent dans cette composition inédite des apparences. Ainsi, l’ombre portée des arcades sourcilières. L’auréole grise d’une chevelure encore abondante, cette masse pileuse claire ressemble à ma barbe foisonnante. Mais de l’ensemble se dégage une sensation bizarre, que je n’ai jamais ressentie même lorsque j’avais un peu trop bu les soirs de spleens adolescents. Je reste pantois quelques instants devant cette révélation – serait-elle mon apparition ? Curieux. Vraiment curieux. Pour dissiper ce malentendu, ou plutôt, ce mal entrevu, je pends un linge et j’essuie la buée de la glace. À chaque geste, je découvre un visage. Je me surprends. Certes, je me reconnais un peu, mais je ne peux m’identi-fier à celui qui se tient là, si proche de moi. Une distanciation s’est glissée entre nous. La différence du même. J’élève la main et la passe sur ce visage. Je la sens. Je la vois dans le reflet de la glace. Mais rien n’y fait, un sentiment d’étrangeté s’est glissé entre mon ressenti et ma perception. Comme si l’impossible du présent s’était enfin décidé à se manifester.

Otium


Le nomade lettré crée les contrées visitées, les paysages traversés étant d’abord animés de visions intérieures, introspectives. Une méditation de soi alentie au moment même de la contemplation, tout l’art de voyage tenant sur la pointe de son effectuation à son présent, à sa concentration, aux détournements. À sa conscience, acte et processus. Période si courte dans le temps long de la déambulation avant qu’elle n’éclate dans la fulgurance de la narration, geste et signe. Ressentir, penser et dire. Un léger déplacement de perspective permet de découvrir comme inédit ce que l’habitude tenait voilé, dissimulé dans son ombre, que l’attention éclaircit maintenant par la transcription, à l’orée entre vie et texte. Comment des sentiments, des pensées, peuvent-ils capter le réel et les émotions qu’ils prétextent ? Lorsque l’expression et ses fictions s’installent dans la réalité tout devient plus vrai, intelligible et remarquable. Et la description transfiguration s’offre non seulement comme moyens d’expression, mais aussi de perfectionnement de soi. D’affinement intérieur. Auto-détermi-nation du marcheur par les conditions mêmes de sa marche démarche. Le langage devient instrument de liberté alors que l’auteur en prend conscience. Le plaisir du mot devient plaisir de vivre, élément essentiel au bonheur. Eudémonisme mesuré, raisonné, ressenti par le nomade. Il fixe l’horizon de son surmoi esthétique, s’avançant vers son advenir.