.... à propos des livres et carnets d’auteur


Comment présenter les ouvrages que j’ai composés ces dernières années ? Ce sont des livres ou des carnets d’auteur*, puisque j’en assume seul, et entièrement, toutes les étapes de leur réalisation, de la conception à la diffusion. Ces créations personnelles, légères et soignées, simples et dépouillées, sont réalisées grâce aux possibilités quasi infinies qu’offrent les outils informatiques actuels. Elles sont donc placées sous mon unique responsabilité, intellectuelle et matérielle. Intentionnelles et libres, autonomes et spécifiques, discrètes jusqu’alors, la collection de ces créations apparaît cohérente, augmentée à mon rythme, selon mon style, dans ce silence des espaces intimes de la confidence créative, forcément éloignée des espaces publics d’une communication médiatique tapageuse. Ces œuvres, à la fois objets et processus, ne peuvent s’élaborer que dans le calme de la distanciation, dans la solitude contemplative d’un cabinet de travail retiré, au fil des rêveries et des désirs qui les animent, entre description et introspection. Cette manière d’envisager me permet d’échapper aux contraintes et convenances qu’imposent habituellement l’insertion dans les milieux de l’art ou de l’édition.


Ces livres ou carnets d’auteurs ** se composent de textes littéraires, concis et denses, qui se tressent parfois à des images que je réalise ou détourne allègrement. Tous réclament attention soutenue et lecture lente, attentive. Leur présentation s’offre comme autant de mises en relations dialectiques, ordonnées en séquences successives, pour former ouvrage, daté et signé, au tirage limité, mais aisément reproductible au fur et à mesure, l’original demeurant toujours sous la forme d’un fichier informatique. Leur fabrication est peu onéreuse et faite main à domicile. Chaque page peut être présentée indépendamment, dans un cadre, par exemple, sous la forme d’estampe numérique. Ces ouvrages auto édités, sont des instruments critiques et des formes esthétiques, poétiques et littéraires adéquates à mon propos, l’ensemble forme collection pour être édité par Les Éditions du Scorpion bleu.


Économique et d’un accès facilité, chaque livre, espace expérimental, participe à cette volonté de démocratiser l’accès et la pleine jouissance de l’art et de la culture au plus grand nombre et à chacun. Un tel projet politique m’anime depuis toujours, contrepoint à mon activité professionnelle et publique. Cette aspiration d’en élargir la réception et d’abolir les frontières entre les différentes formes d’expressions vient contrecarrer la division habituelle du travail intellectuel et de création tout en répondant aux bouleversements idéologiques les plus récents exigeants de déplacer et d’ouvrir les lieux dévolus à l’activité culturelle en fuyant l’enfermement des chapelles. Elle remet en question les définitions trop sûres d’elles-mêmes et les usages consacrés. Ces livres, de dimensions réduites et de modeste prétention, ne sont pas seulement à lire et à comprendre, mais à regarder et à caresser pour les plaisirs simples mais infinis des sens et de l’esprit. Leur valeur se mesure moins au travail manuel investi (habileté matérielle, temps passé en confection, noblesse des matériaux) qu’à leurs potentialités à faire circuler mes pensées sous des formes matérielles leur convenant au mieux. Cette « matière » compte puisqu’elle fonde tout ce qui, dans un livre, s’adresse non seulement à l’œil lecteur, mais à l’œil sensible aux formes et aux couleurs, à la main qui caresse le papier ou tient l’ouvrage, le bruit du papier et le nez qui sent l’odeur de l’encre. Cette « matière », c’est donc le papier, le format, la reliure, la typographie, la mise en page. La lecture de tels livres se révèle inséparablement un acte de l’esprit et une expérience de la main, et mobilise le corps en son entier.


Ces livres sont des créations à part entière, solidaires du sens qui s’y trouve exprimé selon mes désirs et mes intentions. Ils brouillent les différenciations habituelles, et n’avouent leur caractère singulier qu’aux regards attentifs. Pour moi, proposer des images ou des textes n’a jamais été cultivé pour lui-même, mais comme moyen non exclusif, dont ni la fin ni le sens ne sauraient complètement s’épuiser dans la production d’un ouvrage. Ces productions, légères et élégantes quant aux moyens mis en œuvre, joyeuses et plaisantes, cherchent dans leur forme une manière d’exister et, réciproquement, dans la vie une réalisation formelle, sensible et intelligible. Je m’approprie des moyens a priori non artistiques – le livre, une page exposée – et en explore systématiquement les combinaisons, les potentialités. Je passe ainsi de la poésie aux arts visuels. Ou, plutôt, je pratique la poésie comme un art du regard, et l’écriture comme une vision photographique. Simultanément, je passe aisément de la philosophie à la politique, de l’analyse à l’expression, des rêveries aux méditations, et à la création. Le livre d’auteur est donc une forme spécifique, authentique création, et non la reproduction d’une œuvre préexistante ou existant ailleurs et autrement, destinée, en réalité, à tenir présentement de lieu d’exposition en elle-même.


Cette approche narrative par le biais des images et de mots me convient parfaitement. J’ai l’intime conviction que l’essence de ces expériences esthétiques est toujours d’inventer des fictions, des histoires et des récits que l’on se tient. Elle se propose ensuite au partage à ces quelques autres choisis en amitié. Constamment je savoure cette solidarité des textes et des images – de l’imaginaire conscient grâce à son énonciation –, car elle rend impossible de regarder les images sans les accompagner de mots et de caresses, dans l’épanouissement d’une conscience pleine, dense et vive, et de lire un texte sans regarder aux images, fruits savoureux de l’imaginaire. C’est tout un art d’accueillir simplement des représentations et de les lier par le langage, ou de donner l’hospitalité aux mots comme des représentations de l’imaginaire pour qu’ensemble, ils travaillent. L’aspect modeste, plutôt austère à force de calvinisme, de ces publications rejoint à l’évidence le dépouillement des approches contemporaines. Elles cultivent le peu, le moindre ou le presque rien sensible, se refusent à se faire objets de spectacle et, souvent, promeuvent une esthétique de l’emprunt à la banalité du quotidien.


La dualité du rôle de la photographie dans ces livres relève d’une dialectique de la conservation et de la contestation, du mouvement et de sa cristallisation subjective, ponctuelle. Je les apprécie puisque la photographie, comme les mots, se propose comme médiums neutres, respectueux de ma liberté d’auteur et celle de mes futurs lecteurs jusqu’à ce qu’on leur accorde intention et sens. Surtout, la photographie et les mots recèlent des vertus émancipatrices. Elles se prêtent facilement au détournement et se plient aux désirs. Aujourd’hui, l’accès à l’art se fait de plus en plus par la reproduction. Dès lors, dès la conception même de sa manifestation événementielle, il convient d’envisager la possibilité technique de sa multiplication, d’où le recours aux multiples, ce que sont par excellence les mots, les photographies et les livres d’auteurs. Ce sont des constructions à partir desquelles chaque individu pourra organiser différemment le monde autour de lui, et mieux se situer. Jouir d’exister. Le propre de ces processus et objets est que leur pensée et leurs potentialités ne peuvent avoir d’existence séparément de leur forme sensible et singulière – ainsi l’attention que je leur prête – dans des contextes particuliers qui vont être à la condition de nouveaux rapports, d’où naîtront d’autres significations et des jeux des relations renouvelées. D’où l’importance accordée aux conditions avec lesquelles elles vont se combiner pour qu’elles racontent effectivement, et se mettent à chanter dans nos regards, d’où aussi leur sensibilité à la lumière, leur capacité à s’intégrer à une stratégie culturelle sans quoi les mots et les images demeureraient vides de sens. Leur présentation sous forme d’un ouvrage par une exposition de circonstance n’est qu’un mode de présence possible, qui m’apparaît le plus adéquat ou le plus commode à mon propos d’aujourd’hui. Je m’intéresse plus à la manière d’échanger rapidement mes idées plutôt que de les embaumer dans des objets consacrés, échappant à la fétichisation artistique, symbolique et marchande. Ces livres d’auteur peuvent continuer ainsi à surprendre par le lieu et la manière où ils vont apparaître. Leur réception ne requiert aucune médiation technologique.


Donc, des livres d’auteurs qui en sont parce que je déclare qu’il en est ainsi et que quelques autres partagent cette intuition sensible et clairvoyante. On voit mieux les choses quand on peut les appeler par leur nom – on peut les penser alors et les utiliser justement – ce qui ouvre à des changements riches de promesses. Des « avènements », réponse propre à (se) rendre autonome à l’égard des institutions artistiques. Une forme utilisée pour me rapprocher de la société et de la vie contemporaines. Comme un moyen de communiquer plutôt que de produire des objets précieux. Un support pour mes contemplations et mes rêveries qui sont à la fois visions et méditations, regards connaissants et pensées sensibles, éblouissement devant l’existence en elle-même. Des livres pour être non seulement lus, mais pour être expérimentés, éprouvés, vécus, pour qu’ils élargissent l’esprit et l’existence. À cette capacité d’ouverture et d’effets relationnels se mesure la force révolutionnaire de l’art puisque l’esprit doit prendre corps pour se manifester dans cette dialectique dont l’un des termes cherche à se distancier de la vie et l’autre à s’inscrire dans sa continuité.


Ces livres existent pour retrouver le monde, le pénétrer en apportant un peu plus de clarté, de vérité et de sens. Ils n’ajoutent pas leurs signes à ceux du monde, ils se contentent de concentrer ceux qui y sont disséminés. Ils usent du langage comme d’un moyen d’expression artistique à part entière afin de produire le maximum d’effets avec le minimum de moyens. Ils font de l’art un moyen de connaissance, de jouissance et de résistance, ils maintiennent, ici et maintenant, l’exigence de liberté au moment où celle-ci est de plus en plus exclue par le libéralisme économique et la marchandisation de la culture. Ils demeurent des moments, des objets à lire, c’est-à-dire à méditer, à interpréter, à comprendre, éventuellement à mettre en acte. Ils demeurent des instruments au service de la pensée, de l’imagination, et parfois de l‘action ; ils sont introduction visible à quelque chose d’invisible, une passerelle jetée entre l’esprit de l’auteur et celui du spectateur.


* J’aurai tendance à définir l’auteur comme une personne engagée dans des processus de création qui aboutissent généralement à la réalisation d’objets, d’œuvres ou d’événements spécifiques. L’auteur se sent concerné autant par les processus que par les objets, les relations, les situations et les effets que ses interventions exercent sur leurs alentours et sur lui-même. Il travaille simultanément les dimensions du sensible, du spirituel et de l’intellectuel et privilégie les médiums les plus pertinents à ses intuitions. L’écrivain, lui, s’inscrit principalement dans le domaine de la littérature et ses ouvrages sont publiés par des éditeurs ; l’artiste s’inscrit principalement dans le domaine des beaux-arts et de l’art contemporain, ce qui peut les amener à partager les mêmes préoccupations que les auteurs tout en étant reconnus par leurs milieux respectifs. Je ne me suis jamais prétendu « artiste ». À l’exception de Jacques, désirs de photographies, je n’ai publié aucun livre à titre personnel. Ainsi, je ne peux guère être considéré comme un écrivain.


** Quelques traits distinguent mes livres d’auteur des livres d’artiste tels que Anne Moeglin-Delcroix les définis dans son ouvrage d’une rare intelligence précise Sur le livre d’artiste, Articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, octobre 2006, – qui a nourri ma réflexion et invité à la présenter – en particulier dans ma manière de me considérer, la bonne facture artisanale que je porte à ces ouvrages tous datés, signés, dédicacés et numérotés.

Liste des articles et contributions


- Rousseau et la liberté d’expression positive – De la création dissidente aux excentrés

- Pour une esthétique hospitalière relationnelle

- Hommage à Paolino Casanova

- Pour une esthétique hospitalière relationnelle -  34e Congrès de la FIH

- Regards photographiques – gestes politiques

- Réflexions à propos de 3 photographies